Justification du droit à l éxistence d´un état pour le peuple juif(1)

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Sionisme et vérité: plaidoyer pout l'Etat juif

Par Emmanuel Navon, professeur de relations internationales à l’Université de Tel-Aviv, directeur d’un cabinet de conseil

Document paru dans la revue Outre-Terre N°9- "Israël en Israël" - novembre 2004- Revue française de géopolitique.

Lors de la venue du président israélien en France en février 2004, le porte-parole de l’Elysée publia un communiqué pour confirmer l’attachement de la France à la légitimité de l’Etat d’Israël[1]. Quatre mois plus tard, Michel Rocard déclarait lors d’un discours prononcé à la Bibliothèque d’Alexandrie : « L’origine du problème palestinien est la promesse donnée par les Anglais aux Juifs de fonder un Etat-nation . Ce fut une erreur historique »[2].

Ces deux déclarations prouvent que la légitimité même de l’Etat d’Israël ne va pas de soi pour les dirigeants français. Quelle eût été la réaction de la France si le porte-parole de la présidence israélienne avait publié un communiqué confirmant l’attachement d’Israël à la « légitimité » de la République française ? Et comment la France aurait-elle réagi si un ancien Premier ministre israélien avait situé l’origine des guerres franco-allemandes dans l’établissement de l’Etat-nation français ?

Pourquoi Israël est-il le seul Etat-nation dont la légitimité continue d’être mise en cause ?

Après tout, il existe aujourd’hui dans le monde des Etats à la fois récents, artificiels et instables dont la seule « contribution » à l’humanité consiste dans une série interminable de guerres et de massacres ethniques. Mais personne ne s’interroge sur la légitimité du Soudan, de la République démocratique du Congo ou du Rwanda. Ce qui ne signifie bien entendu pas que ces Etats soient illégitimes ou qu’il faille démanteler tous les Etats militairement violents, historiquement incohérents et culturellement muets. Mais on constate simplement que les Etats ratés, les Etats voyous et les Etats fantoches, eux, ne font pas l’objet d’une remise en question. Au contraire, la communauté internationale a récemment élu le Soudan à la commission des droits de l’homme des Nations unies, alors même que le gouvernement de Khartoum est en train de perpétrer un génocide à l’encontre des chrétiens soudanais. De même que la Syrie qui soutient le terrorisme chiite et occupe le Liban depuis trente ans est actuellement membre du Conseil de sécurité…

De l’autre côté, vous avez le plus ancien peuple du monde, un peuple persécuté, humilié et massacré pendant deux mille ans d’exil, auquel son pays sert d’unique refuge ; un peuple sans égal par son apport culturel à l’histoire de l’humanité ; le seul Etat fondé sur une tradition de plus de trois mille ans ; le seul pays où des réfugiés faibles et démunis ont fait fleurir le désert, fondé une démocratie dans une région totalitaire, gagné toutes les guerres provoquées par des coalitions de six pays arabes, développé des industries, des technologies et une recherche scientifique améliorant chaque jour la vie de millions d’individus dans le monde ; le seul Etat garant d’une culture, d’une religion et d’un message qui sont au fondement de la civilisation occidentale et de la foi partagée par deux milliards d’être humains; le seul Etat au monde à avoir renoncé à des gains territoriaux acquis dans des guerres d’autodéfense au nom de la paix avec ses voisins.

Cet Etat, c’est l’Etat d’Israël, mais lui, et il est seul dans ce cas, doit en permanence justifier de son existence.

Nationalisme et démocratie : il n’y a pas d’exception sioniste

Les Juifs eux-mêmes critiquent le sionisme, qui est le nationalisme juif. Certains courants du judaïsme ultra-orthodoxe s’opposent pour des raisons théologiques à l‘existence d’un Etat juif, mais cette position ne se cantonne pas aux mouvements ultra-orthodoxes. De nombreux intellectuels juifs estiment que le nationalisme juif est incompatible avec l’éthique juive : le peuple juif, tel est l’argument, ne peut pas être la « lumière des nations » et disposer à la fois de pouvoir, car le pouvoir corrompt. L’absence d’un Etat et d’une armée seraient l’ultime garant de la spiritualité et de la moralité juives. L’une des figures de proue de cet antisionisme juif est George Steiner, professeur de littérature comparée aux universités d’Oxford et de Cambridge et penseur de renommée internationale. Ni Juif honteux, ni « Juif antisémite », Steiner est fier de son identité juive, mais il considère que le peuple juif ne peut avoir pour rôle de témoigner de la moralité et de la justice universelles qu’en situation d’exil et d’éloignement du pouvoir. Le sionisme, en conférant aux Juifs du pouvoir, aurait liquidé ce statut de pureté morale et le destin historiquement assigné au peuple juif. Comme beaucoup d’autres intellectuels, Steiner abhorre le nationalisme, mais son opposition au sionisme ne découle pas d’un refus général du nationalisme. Que le nationalisme soit une maladie incurable de tous les peuples ou pas, le peuple juif est le seul peuple qui ne puisse se permettre d’y succomber. Steiner n’est bien entendu pas le seul penseur juif à décrier l’idée d’un pouvoir juif temporel. Dès le début du XXe siècle, les philosophes juifs allemands Hermann Cohen et Franz Rosenzweig avaient développé des théories hégéliennes du « destin » du peuple juif avant la Shoah. Ils pensaient sincèrement que cette même Allemagne qui allait décimer un tiers du peuple juif incarnait le sommet de la culture et qu’elle était, pour les Juifs, la Terre promise. Or, nous ne vivons pas dans un monde idéal, mais dans le monde où six millions de Juifs ont été massacrés : au cœur coeur de l’Europe et en plein cœur coeur du vingtième siècle. La question qui se pose aux Juifs est alors de savoir s’ils préfèrent être parfaitement moraux et morts ou imparfaitement moraux et vivants. Une recherche du délicat équilibre entre idéal et réalité qui est d’ailleurs au centre de la pensée juive : le rôle de l’homme est d’améliorer le monde, pas de s’en détacher. La halakha, la loi juive, vise à introduire un élément de sainteté et de moralité dans le monde réel.

On affirme dans certains milieux intellectuels israéliens que Theodor Herzl, le père fondateur, ne voulait pas d’un Etat juif, mais qu’il préconisait un Etat des Juifs. C’est pourquoi son ouvrage majeur se serait intitulé en allemand Der Judenstaat, l’ « Etat des Juifs ». Or, les traductions anglaise et française de 1896 portent les titres explicites The Jewish State et L’Etat juif, un choix qui n’avait rien de fortuit puisque l’auteur connaissait les deux langues[3]. Par ailleurs, Herzl utilisait dans ses écrits de façon interchangeable les préfixes Juden- (« des Juifs ») et jüdisch (« juif »). Mais que voulait en réalité Herzl au-delà de la sémantique : un Etat à caractère juif ou un Etat neutre où les Juifs seraient majoritaires ?

Herzl était un Juif assimilé qui revint progressivement à ses origines après l’affaire Dreyfus. Sa correspondance et ses mémoires révèlent son attachement au judaïsme : « Dieu n’aurait pas préservé notre peuple aussi longtemps si nous n’avions pas une destin dans l’histoire de l’humanité »[4].

Ce qui ne signifie pas qu’il prônait une théocratie : « Nous saurons confiner les [rabbins] dans les temples, de même que nous saurons confiner les soldats dans les casernes », note-t-il dans l’Etat juif. Parce que ce qui unit les Juifs, ce qui les caractérise en tant que nation, de même que les Allemands ont la langue et les Suisses un territoire, c’est leur foi : « Nous nous reconnaissons comme nation à travers notre foi »[5] ; « notre foi est la seule chose qui nous ait préservés ». C’est pourquoi la tradition juive est « sacrée »[6]. Et donc : « Les rabbins seront les piliers de mon organisation, et je les honorerai. Ils élèveront, instruiront et éclaireront le peuple »[7]. Où encore au troisième congrès sioniste de Bâle : les Juifs pauvres de Russie seront « les meilleurs sionistes, parce qu’il n’ont pas oublié nos traditions et parce que leurs sentiments religieux sont profondément ancrés »[8] .

Herzl ne voulait donc en aucun cas dissocier l’Etat juif du judaïsme. La Déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël qu’il a contribué à fonder fait référence à la Bible et proclame que l’Etat réalisera la prophétie biblique du rassemblement des exilés. Le symbole de l’Etat d’Israël est le Chandelier du Temple de Jérusalem ; les fêtes nationales sont les fêtes juives ; l’hébreu la langue du pays ; il y a sur le drapeau national et les avions de l’armée de l’air l’étoile de David ; l’hymne national chante le « peuple libre sur notre terre ».

Certains prétendent qu’un Etat ne peut être à la fois juif et démocratique. C’est faux. Un Etat peut être démocratique sans qu’il y ait complète neutralité quant à son identité culturelle, ethnique et religieuse. L’Etat juif est le seul Etat du Moyen-Orient où des députés arabes siègent dans un parlement démocratiquement élu et où des juges arabes siègent dans des tribunaux (dont la Cour suprême ) indépendants du pouvoir exécutif. Israël promeut, comme beaucoup d’autres Etats, une identité nationale spécifique sans qu’il y ait pour autant discrimination entre ses citoyens, Juifs ou Arabes. Le fait que les Arabes israéliens ne se reconnaissent pas dans le drapeau et l’hymne du pays ne les empêche pas d’être des citoyens à part entière et de participer pleinement à la vie politique de leur pays. Qu’ils soient relativement désavantagés, idéologiquement et culturellement, handicapés par rapport à la majorité juive renvoie exactement au statut des minorités dans tous les autres Etats-nation démocratiques.

L’un des fondements de l’État juif est la Loi du retour. D’aucuns la qualifient de discriminatoire et raciste parce qu’elle confère aux seuls Juifs le droit automatique d’immigrer en Israël et de devenir citoyens israéliens. Mais il n’y a là nulle discrimination : la loi israélienne accorde automatiquement la citoyenneté à tout enfant né en Israël de parents israéliens, que ceux-ci soient juifs, arabes, druzes ou bédouins. Par ailleurs, tout non-Juif peut faire une demande d’immigration et de naturalisation. Israël a comme chaque pays souverain le droit d’accepter ou de rejeter pareille demande. Il n’y a aucun pays qui accorde automatiquement le doit d’immigration et de citoyenneté à quiconque le demande.

Le principe de rapatriement dans un Etat-nation est reconnu par le droit international. La résolution des Nations unies qui approuvait en 1947 l’établissement d’un Etat juif était destinée entre autres à permettre aux Juifs de contrôler l’immigration dans leur propre pays. Israël n’est par le seul Etat qui entretienne des relations privilégiées avec une importante diaspora et disposant d’une « loi du retour ». Pas moins de neuf pays européens : l’Autriche, la Belgique, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Roumanie, la Russie, la Slovaquie et la Slovénie ont des lois qui octroient un statut privilégié aux membres de leur groupe ethnique vivant en dehors du pays avec une nationalité étrangère. Par exemple le droit grec attribue des droits privilégiés aux « Grecs ethniques » ( article 108 de la constitution ) ; la Grèce est également à l’origine d’une initiative visant à offrir la citoyenneté grecque aux quelque 300 000 Albanais d’origine grecque vivant en Albanie. La Russie a voté une « loi du retour » en 1999 : tout russe de souche devient automatiquement citoyen russe lors de l’immigration en Russie.

Le Conseil de l’Europe a adopté les recommandations de la « commission de Venise » (à propos du statut des hongrois d’outre-frontières) : les relations normées et préférentielles entre pays d’origine et diaspora sont compatibles avec le droit international tant qu’elles ne portent pas atteinte à la souveraineté des pays hôtes. Autrement dit, l’Europe elle-même a récemment légitimé les principes d’appartenance nationale et ethnique.

Les Etats-nation démocratiques – et Israël parmi eux – favorisent donc les intérêts de leur majorité sans pour autant nier les droits de leur(s) minorité(s). Quiconque appelle au démantèlement de l’Etat juif parce que les Arabes y sont en position de relatif désavantage handicap se doit, au nom de la logique, de l’honnêteté et du bon sens, d’exiger celui de tous les Etats-nation où vivent des minorités et le remplacement de celles-ci par des fédérations bi- ou multinationales, voire par des Etats strictement indifférents à cet égard, tant au plan idéologique qu’au plan culturel.

Ceux d’entre les Européens qui affirment que le concept d’Etat juif est dépassé, mais appliquent le même raisonnement à leur propre pays, sont au moins logiques. Pour eux, c’est le concept même d’Etat-nation qui est périmé et qui doit faire place à celui de fédération européenne post- et supranationale. L’Europe aurait déjà atteint cette phase postnationale où la nation, tout comme l’Etat-nation, appartient déjà à l’histoire. Ce qui n’est à l’évidence pas l’opinion des Basques, des Catalans, des Corses, des Ecossais, des Wallons et des Flamands.

D’autres préfèrent s’inscrire dans la contradiction. C’est le cas député arabe à la Knesset Azmi Bishara lequel suit les « théories critiques » du modèle national d’un Benedict Anderson : la nation ne serait pas une « donnée naturelle » [9]. Et-ce à dire que tous les nationalismes seraient artificiels et illégitimes ? : « Non, l’idéologie et l’identité nationale font partie intégrante de la modernisation sociale. Je suis moi-même un nationaliste arabe »[10]. La critique ne vaut donc que pour le nationalisme juif ; tous les nationalismes sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres.

 

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