Rav Kook: "trois manières différentes d'être Juif".

Publié le par mai_si

Et qu'est-ce que le deuil ?

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Jérusalem dans l'enseignement du Rav Kook *

par le Rav Yéhouda Léon Askénazi זצ"ל

Dans un article paru en 1915 le Rav Kook évoque ce que Jérusalem doit représenter pour nous aujourd'hui en référence au problème de l'unité du peuple. En ce temps là, on ne voyait pas encore apparaître les problèmes concrets au niveau sociologique du rassemblement de ce qu'il est possible d'appeler, en référence à un terme biblique, des tribus d'Israël. En fait, il n'y a plus, apparemment, de filiation par tribu ; elle se serait arrêtée au deuxième exil, (le premier exil étant celui d'Égypte) qui a suivi la destruction du premier Temple, du Bayit Richone. Il existe pourtant, dans le temps contemporain, quelque chose d'analogue : ce sont les communautés, les ‘édot, qui, après deux mille ans de l'exil actuel, se rassemblant de plusieurs centaines de paysages humains et culturels radicalement différents, tentent, dans ce creuset d'unité que représente la société israélienne, de refaire l'unité de la nation hébraïque. C'est cela l'enjeu que le Rav Kook a voulu désigner dans son enseignement en général et en particulier concernant Jérusalem.

C'est un grand principe de la tradition juive que l'homme s'assigne toujours pour idéal la valeur qui lui manque, la valeur la plus essentielle pour la conscience qui y est sensible, mais valeur non encore intégrée et qui, pour cette raison, est désignée comme idéal ; si cette valeur était déjà réalisée, si, du plan de la vérité, elle était devenue réalité, elle ne serait plus un idéal mais une réalité intégrée. Et, en ce qui concerne Israël, il est bien évident que c'est l'unité qui est l'idéal. Et cela signifie donc que cette unité est à réaliser. Il semble bien que Dieu, confiant à chaque manière d'être homme qu'il a créée – les nations – une valeur en particulier qui est pour chaque nation son domaine de compétence privilégiée, a choisi, pour la valeur d'unité, le seul peuple qui pouvait la réaliser. Ce qui semble paradoxal, puisqu'Israël est apparemment la société la plus divisée et il faudra identifier les grandes cassures que le Rav Kook, dans son enseignement sur Jérusalem, a voulu désigner en définissant Jérusalem comme la ville significative de l'unité à faire, en train d'être faite, mais qui ne peut se faire que là où elle se fait. En effet, lorsqu'une conscience est sensible à une valeur, alors même que pendant le premier temps de cette sensibilité elle l'éprouve dans la prise de conscience du manque, lorsque cette expérience du manque est authentique, il est certain qu'elle finira par atteindre et réaliser cette valeur. Car ce n'est pas à n'importe qui que l'on rapporte la sensibilité d'un manque. Ce n'est pas n'importe quelle conscience qui est en particulier sensible au manque de telle ou telle valeur. Et ce n'est donc pas par hasard que le peuple dont l'idéal est l'unité donne jusqu'au moment de sa réalisation, l'apparence de la société la plus divisée. S'impose ici, à la fois, un constat de lucidité, et en même temps, un constat d'espérance.

Dans un chapitre intitulé Yéroushalayim, le Rav Kook a utilisé de la façon la plus centrale, un des grands principes de l'enseignement du Talmud qui désigne les trois dimensions de l'identité d'Israël : Thorat Israel, Eretz Israel, ‘Am Israel. Le Peuple, la Terre et la Thora. Et l'unité absolue de ces trois dimensions peut seule faire l'identité d'Israël authentique.

Or, pour le Rav Kook, c'est essentiellement Jérusalem qui rend possible l'unité de ces trois dimensions. Tant qu'elles ne sont pas réunifiées elles peuvent constituer trois manières différentes d'être Juif. Et lorsqu'elles sont vraiment différentes, séparées l'une de l'autre, elles risquent parfois – et c'est souvent plus qu'un risque – de se combattre, parce qu'en s'autonomisant elles se caricaturent et, bien qu'à la racine elles soient une même chose, dans l'existence, apparaissent autant d'engagements juifs authentiques lorsqu'ils sont unis mais qui lorsqu'ils sont désunis non seulement se combattent mais dévoilent par là-même qu'ils sont devenus inauthentiques.

Le Rav Kook, indique dans ce chapitre que c'est bien Jérusalem qui a réalisé l'unité de ces trois facteurs. La première référence qu'il nous donne se trouve dans le Psaume 122 que nous lisons pendant les fêtes de pèlerinage, le Psaume qui fait allusion à l'unité de Jérusalem. « Yérouchalayim ha-bénouya, ké‘ir chè ‘houbéra la ya‘hdav » : « Lorsque Jérusalem est construite comme une ville qui les unit tous ensemble ». Il s'agit de l'unité des tribus d'Israël. « Che cham ‘alou chevatim, chivté Yah » : « c'est là-bas que montaient les tribus, les tribus de Dieu ». Et effectivement, l'unité des tribus se faisait concrètement à l'occasion de cette mitzva de réïya pendant les fêtes de pèlerinage.

Une analyse sociologique même sommaire de l'état du problème de l'unité dans les sociétés contemporaines, montre que l'unité se situe au niveau du fait de société, et dans ce cas il s'agit du fait national, alors que les facteurs de division, les divergences qui mènent à la division, sont au niveau de la communauté, c'est-à-dire dans l'ordre spirituel. Les hommes se réunissent en société autour d'intérêts alors qu'ils se réunissent en communauté autour d'idéaux. Il existe, par exemple, une unité française qui est celle de la nation (il est des intérêts nobles) et, par ailleurs, les « familles spirituelles de la France », les communautés qui, elles, sont non seulement différentes et divergentes mais divisées, en tension et en conflit. Il est possible qu'à l'origine toutes les sociétés humaines avaient un statut exactement inverse. Et tout se passe comme si la société d'Israël avait gardé le schéma traditionnel de l'antiquité de toutes les sociétés ; c'est-à-dire que l'unité est au niveau de la communauté, autour des idéaux, qu'elle est d'ordre spirituel, alors que la divergence apparaît au niveau « national ». C'est le problème des tribus. Chaque tribu d'Israël peut constituer à elle seule un peuple d'Israël séparé. Or, c'est de la diaspora de l'humanité qu'Israël reçoit ce facteur de différence. Déjà au temps biblique, la différence de manière d'être des tribus procédait de la diaspora d'où Israël était sorti pour se constituer en nation. Une lecture attentive de l'histoire de l'exil de Jacob chez Laban, qui est le premier modèle de l'histoire des exils, permet de constater que tous les fondateurs de tribu, les enfants de Jacob, sont nés en exil, sauf Benjamin, conçu en exil mais né dans le retour au pays.

De la même manière de notre temps, la différence des communautés, des ‘Edot, parallèle à celle des tribus, des chvatim, au temps biblique, et qui rend possible les divergences au sein de la même société, procède de la différence des nations où Israël se trouvait en dispersion et en exil ; et plus précisément, en catégories bibliques strictes, de la diaspora des nations. Parce qu'il est faux que la manière d'être naturelle d'Israël soit d'être en diaspora et que le rassemblement d'unité sur sa terre soit l'exception. D'après le récit biblique, la vérité est exactement l'inverse : lorsque la Thora décrit l'histoire de l'humanité recommençant après le déluge, elle décrit d'abord la diaspora des nations et il n'existe pas encore de nation d'Israël. C'est l'éclatement de l'unité humaine universelle qui a eu les nations pour résultat. Et c'est pourquoi la notion de diaspora définit la manière d'être naturelle des goyim et non pas celle d'Israël. La diaspora du peuple d'Israël, devenu le peuple juif dans l'histoire contemporaine, depuis la destruction de Jérusalem par Rome, est une diaspora seconde greffée sur la diaspora des nations. Et ce n'est qu'à partir de la constitution des soixante-dix nations de base résultant de l'éclatement de l'unité humaine, qu'apparaît la nation d'Israël, à partir d'Abraham, Isaac, Jacob et qui, dans certaines circonstances vient se greffer sur la diaspora des nations, dans l'espérance messianique des prophètes de la Bible de chercher à réunifier cette manière d'être homme éclatée dans les différentes manières d'être homme qu'on appelle les goyim, les nations. Et c'est pourquoi, lorsque les tribus se rassemblent, elles ramènent avec elles un principe de divergence qu'elles ont recueilli de l'universel humain éclaté. Et s'il n'y avait pas un principe spirituel de réunification perpétuel à travers le rite de la réïya des fêtes de pèlerinage, cette divergence irait en s'approfondissant, et il y aurait le risque non pas de douze tribus constituant idéalement une nation d'Israël, mais de douze peuples d'Israël séparés. Et c'est pourquoi le Rav note, dans la suite de son exposé, que lorsqu'on parle de Jérusalem, on parle de l'identité d'Israël au-delà de ce qui fait ces principes de divergence et de différence qui viennent quant à eux des cultures étrangères. Lorsqu'on parle de Jérusalem, il semble qu'il existe un consensus sur le fait que les principes de divergence sont dépassés pour atteindre ce qui est le caractère strictement spécifique d'Israël dans son unité : au-delà de toutes les divergences d'options qui font la division des tribus d'Israël, qu'elles soient idéologiques, ou parfois même spirituelles, qu'elles soient intellectuelles, politiques, culturelles ou folkloriques. Parce que ces principes de différence, qui pourraient, qui devraient être en eux-mêmes des principes d'enrichissement s'ils étaient reliés par un principe d'unité, ne viennent pas de l'identité d'Israël ; ils viennent du reflet de l'identité des nations dont le travail messianique de gestation d'unité a été délégué à Israël. Et ce n'est qu'en parlant de Jérusalem qu'on se réfère à la sainteté spécifique de l'identité d'Israël. D'où le consensus de tous les Juifs et, à travers les Juifs, de l'humanité entière sur Jérusalem dans sa sainteté spécifique, parce qu'elle est au-delà de la différence des tribus. Et cette divergence des tribus est le reflet de la divergence des nations entre elles, telles qu'elles ont été projetées sur l'identité juive dans ses voyages de l'exil. La projection de la dispersion humaine en Israël a certes un aspect positif : celui de l'espoir d'une unification messianique. Mais elle comprte, tant qu'elle n'est pas réalisée, un aspect éminemment négatif : le facteur de divergence qui, par contraste, renforce d'autant plus la réalité d'unité que représente Jérusalem.

Le Rav Kook indique que trois forces principales sont en œuvre dans la Jérusalem biblique, qui font cette unité : la sainteté, la guévoura, la vaillance et, lorsque la sainteté et la vaillance sont alliées, la force de la prophétie.

La sainteté, pour la Thora, c'est l'unité de toutes les valeurs. Chaque peuple, chaque tradition, chaque doctrine, chaque religion à la limite, a semble-t-il pour tâche dans l'histoire de mettre en évidence de façon spécialisée, telle ou telle valeur en particulier. Le cas du judaïsme est à part. Son idéal, c'est l'unité des valeurs. Jacob Gordin ז"ל basait son enseignement à ce sujet sur une phrase de Benamozegh, dans la préface de la première édition de Israël et l'humanité : « Chaque nation », dit Benamozegh, « chaque tradition, a une perle ; mais Israël, c'est le fil du collier ». Effectivement, chaque culture a une perle, une vocation particulière qui lui permet de mettre en évidence une valeur en particulier et de la réussir. Israël est le cas particulier de l'unité.

Or, dans ce texte, le Rav rappelle que l'exil a commencé voici deux mille ans. Et que, depuis l'exil, une séparation est intervenue entre la sainteté et la vaillance, la qedoucha et la guévoura. Ces deux forces qui ont jailli de Jérusalem unies à la fois se sont séparées, et se séparant elles se sont l'une et l'autre dégradées ; c'était le temps de l'exil où la sainteté s'est occultée et la vaillance a disparu. Et, dit le Rav, la reconstruction de Jérusalem aura pour signe l'alliance retrouvée entre la sainteté et la vaillance. Il suffit d'énoncer ces têtes de chapitre pour comprendre qu'une réflexion renouvelée permettrait de retrouver une ligne de lecture beaucoup plus aisée de ce chaos d'événements que l'actualité nous renvoie, ces événements de l'histoire juive telle qu'elle se passe en Israël, et où règne encore, semble-t-il, l'affrontement entre ces deux valeurs issues de Jérusalem à l'origine et qui, lorsqu'elles ne sont pas unies, s'affrontent : la sainteté d'un côté et la vaillance de l'autre.

Le Rav Kook explique dans Orot qu'il existe deux sortes de sainteté : d'une part la « qedoucha kenegged hatéva », la sainteté qui ne peut s'affirmer qu'en s'opposant à l'être de nature ; et d'autre part, la « qedoucha tive‘it », la sainteté qui procède de l'unité de la création. Le cas particulier de la tradition juive est d'avoir été un monothéisme radical parmi des conceptions du monde dérivées du dualisme. Le dualisme est une conception du monde qui n'arrive pas à admettre, à penser, à vivre l'unité absolue entre la vérité et la réalité. Dire que Dieu est Un, en hébreu, c'est affirmer centralement que Celui qui nous a donné la vérité est Celui-là même qui a créé la réalité. Or, dans l'expérience humaine habituelle, vérité et réalité sont radicalement disjointes et ce qui a fait l'essentiel de la tradition grecque c'est la certitude qu'elles ne peuvent jamais se rencontrer. Là se trouve un nœud important de l'enseignement de la Thora : la sainteté authentique s'unit à la nature et ne lui est pas opposée. Dans un premier stade, qui a sa propre valeur, la sainteté ne peut s'affirmer qu'en se coupant et en s'opposant à la nature. Alors que, nous dit le Rav, il est une sainteté beaucoup plus profonde, beaucoup plus élevée, une sainteté sans conflit entre la tendance de nature et la tendance de la vérité de sainteté. La sainteté naturelle, explique le Rav, a été perdue lorsqu'a été perdue notre véritable nature hébraïque et que nous sommes devenus les Juifs de l'exil. Nous avons eu depuis lors un long apprentissage de deux mille ans d'une sainteté qui ne pouvait s'affirmer que contre la réalité du monde. C'est-à-dire que l'identité juive par rapport à l'identité hébraïque s'est habituée à ne connaître d'expérience de sainteté que dans le refus, par définition, de la réalité du monde extérieur. Parce que tout ce qui était de l'ordre du paysage extérieur était goy. Et cette sainteté, nous dit le Rav, était par conséquent une sainteté en deuil. Et ce n'est pas par hasard, si elle a fini par prendre les apparences du deuil. Ce n'est qu'en Eretz Israel que peut être retrouvée l'unité entre le paysage du monde et les valeurs de la sainteté ; qu'il devient possible de quitter un paysage de deuil, où la sainteté et la nature étaient en deuil, pour retrouver l'unité entre la sainteté et la vaillance.

Ce qui nous conduit à la prophétie. Le Rav insiste beaucoup en parlant de « névoua éloqite », de la prophétie divine. Effectivement, à travers deux mille ans d'exil, on a fini par perdre l'expérience de ce dont il était parlé dans la notion de prophétie biblique en tant qu'il s'agit de prophétie donnée par Dieu à l'homme. C'est bien ainsi que la parole biblique se présente. L'exploration de la très abondante et parfois très brillante littérature de la pensée juive contemporaine, en particulier en français, permet de déceler une certaine tendance à dissoudre le caractère spécifique de ce que le Rav appelle la « névoua éloqite », l'affirmation très spécifique de la prophétie hébraïque, que son contenu c'est la parole de Dieu à l'homme et non pas la parole de l'homme sur Dieu. Cette littérature comporte une certaine tendance à annexer les contenus, d'abord de la sagesse rabbinique et surtout de la prophétie hébraïque, à la problématique philosophique. Elles se distinguent pourtant par une différence de nature : lorsque le prophète parle, il dit ce que Dieu dit de l'homme, alors que lorsque le philosophe parle, il dit ce que l'homme pense de Dieu. Et c'est pourquoi c'est bien une annexion qui se produit là – il faudrait même employer un mot plus fort, de l'ordre de l'usurpation – une annexion des contenus de la révélation divine qui se présentait comme telle et qui a été connue et diagnostiquée comme telle par l'humanité entière (même lorsque les Juifs n'y croient plus il arrive que les Goyim continuent à y croire). Cette espèce de forfaiture ne pourra pas rester longtemps incognito sera inévitablement dénoncée.

À Jérusalem et de Jérusalem ont procédé ensemble ces trois forces, la sainteté témoignant de l'unité du Créateur et de Celui qui a révélé les valeurs morales, spirituelles et religieuses. Tant que la réflexion sur les implications du monothéisme hébreu n'auront pas été poussées jusqu'au bout, on n'arrivera pas à comprendre ce qu'était la sainteté de l'hébreu, qui n'a rien à voir avec cette sainteté qui se croit obligée d'être en deuil pour apparaître comme sainte. Et qu'est-ce que le deuil ? C'est l'exil ! Dans l'exil, l'âme est en deuil, parce que dans le deuil, l'âme est exilée. Et c'est de ce deuil que Jérusalem nous fait sortir.

 

 * Condensé d'un exposé fait à Paris, le 7 mai 1985

source: manitou

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